Langueur et surmenage

Cela ne fait pas un mois que nous avons quitté le Népal, Après avoir parcourus en coup de vent la péninsule malaise, puis franchis le détroit de Malacca, nous découvrons depuis quelques jours l’immensité de Sumatra. Assis, sur notre terrasse au dessus de canaux artificiels, creusés pour l’irrigation, je devrais savourer le cadre idyllique de la vallée d’Harau : immenses falaises, ponctuées ici et là de cascades. C’est d’ailleurs au son de l’une d’elle que nous sommes chaque soir bercés vers les bras de Morphée. Et dans la plaine, des rizières à perte de vue, déployant leurs plus belles nuances de vert. Mais aujourd’hui, c’est la mélancolie qui l’emporte. Je repense aux kilomètres parcourus ces dernières semaines, vraisemblablement plusieurs milliers. C’est qu’ici, en Indonésie comme en Malaisie, les actes sont courts, et s’enchaînent à un rythme frénétique ! Si bien que la recherche du prochain plaisir prend bien vite le pas sur la jouissance de l’instant.

 

 

Dans cet immense conglomérat d’îles, qu’il nous est difficile d’imaginer de quoi demain sera fait. Nous passons des heures à y réfléchir, s’imaginant nos plaisirs futures via des lectures sans fin. Abondance quasi nauséeuse digne d’un centre commercial ! Le plus simple serait assurément de descendre lentement vers le sud, et voir jusqu’où nos jambes et les rencontres nous conduiraient. Une fois atteint l’extrémité sud de l’île, une rapide traversée vers Java, et la route continuerait de plus belle, sans coupure ni saut de géant (interminables bus de nuit ou autres avions). Evidence bien trop simpliste tant le cerveau ne peut s’empêcher d’imaginer l’ailleurs, l’inconnu, toujours plus beau et séduisant que ce que nous avons à portée de main. Et si les Sulawasi ? Et Si Kalimantan ? Et si, et si…

 

 

Au Népal, rien de plus simple. Le sac à dos lacérant les épaules, il n’y a de programme que celui que nos jambes et nos têtes seront à mêmes de nous offrir. Le lendemain pourtant si proche, et sûrement très ressemblant, n’existe pas, il n’y a que le prochain pas et l’espoir d’un prochain point de vue. Un ami d’ami fût interloqué avant notre départ par notre volonté de vouloir passer plusieurs mois au Népal. Avec un peu de recul, il nous est apparu tout deux que passer plusieurs semaines dans une unique vallée, aussi modeste en taille soit elle, fut une expérience sublime. Éreintante pour le corps certes, mais d’une quiétude immense pour nos esprits.

 

 

L’Asie du sud est m’apparaît encore comme une liste infinie de chose à voir, à faire. Sûrement un rêve pour le voyageur pressé mais sans programme ni but précis, cela m’effraie. Enchaîner les lieux, en faire plus que les autres car nous ne manquons pas de temps, très peu pour moi. La frustration du « pas assez » prendrait vite le dessus, se heurtant tout d’abord à mes propres contraintes dont celle d’éviter au maximum la voie des airs. Ce qui au sein d’une géographie pareille ne peut que donner quelques nœuds au cerveau. Mais surtout se heurtant à la contrainte moderne des visas. Soixante jours et dix sept milles îles à découvrir, autant visiter les galeries et les réserves du Louvre en une seule après midi. Le tout ponctué de trois visites obligatoires dans une même ville pour faire renouveler le visa avant la fin des trente premiers jours… Surabondance de choix et temps légalement restreint, cocktail idéal d’un sentiment de grand vide autour de soi.

 

 

Je m’abandonne à la rêverie d’un temps ancien, celui où l’itinérance volontaire était encore rare et non contrôlée. Nicolas Bouvier n’a visiblement eu aucune contrainte pour s’arrêter dans des pays lointains, y travailler même, le temps qu’il lui semblait nécessaire. Idéalisation d’un passé qui m’est inconnu, assurément. Envie d’un monde plus lent, où la découverte des territoires était affaire de femmes et d’hommes, et non pas d’administration anonyme semblant vouloir mettre des bâtons dans les roues à chaque personne qui ferait le choix de la lenteur. Que les montagnes afghanes doivent être belles… et dire qu’elles sont aujourd’hui réservées à quelques mercenaires écervelés, quelque soit leurs bords.

 

 

Mais surtout, seul devant ce cadre pourtant sublime, je prends conscience que ces premières semaines ne sont en aucun point mémorable comme l’ont pu être nos randonnées népalaises. Avons nous eu raison d’aller chercher le repos à Kapas ? Bien sûr, nous aurions été incapables de reprendre nos sacs si tôt. Mais que restera t’il de ces premiers moments dans 3 mois ? Ou 2 ans ? Un entre-deux entre le Népal adulé et un Vietnam fantasmé ? Je ne l’espère pas. Ou est ce nous qui ne sommes pas encore capable de savourer un autre bonheur, tant nos esprits sont emplis de sommets aussi uniques qu’inoubliables ? La temporalité des plaines n’a jamais été celle des montagnes. Alors peut être devrions-nous donner le temps à ce nouveau bonheur d’éclore. Même s’il doit être différent des émotions si intenses que nous avons partagé tout deux, en altitude.

 

 

Je repense à la description que faisait Cartier-Bresson de son métier, comme une« une flânerie intense ». Avant notre départ, ce n’était pour moi qu’une évidence déconcertante, comme un mantra de ce voyage au long court. Après plusieurs mois de voyage, je réalise à quel point cette tâche est difficile. Pour nos premiers pas à Sumatra, nous avons passé quelques jours à Bukittinggi dans l’ouest du pays. Dans l’immense marché couvert de la ville, l’ambiance et les découvertes olfactives et culinaires ont bien été à la hauteur de l’accueil qui nous a été réservé. Mais ce n’est que le dernier jour, quand errant dans les abords de la ville à la recherche d’une hypothétique gare routière, que nous avons découvert de charmants quartiers calmes, construits le long d’une rivière. Maisons basses, sans le trafic et le vacarme incessant des deux roues et déjà les rizières comme arrière cour. Vision magnifique que nos sacs bien trop remplis, et sous un cagnard de plomb, ne nous ont fort peu laissé le temps de goûter.

 

 

Sentiment de ne pas faire assez depuis que nous avons posé les pieds sur la péninsule malaise. Ici le mauvais temps repousse immanquablement nos projets au lendemain. Comme si la contrainte était un repoussoir alors qu’elle a été la base de nos pérégrinations népalaises. Comment alors tenir et imaginer ces prochains mois sans basculer dans le tourisme pur ? Rêver du prochain pays, d’une autre Asie ? Trop facile… Envoyer tout valser, abandonner ordinateurs, effets personnels quelque peu dispensables pour s’alléger au maximum et reprendre la route, tel des nomades ? Tentant, mais tiendrions nous de si longs mois dans cette situation ? Dur à dire…

 

 

Alors on invoque la clémence des cieux. Que cette vilaine pluie qui ne nous a pas lâché depuis notre réveil bien matinal (on oublie pas le rythme montagnard si vite) cesse. Et que demain, nous soyons à nouveau libres. Libres avec nos jambes comme seuls moteurs dans la découverte de la beauté et la recherche du bonheur. Et au passage, on volera bien deux ou trois portraits intéressants, sourires et regards ne demandant ici qu’à être découvert au coin des chemins.

 

(Écrit le 18 Juin, le coup de blues est passé depuis… )

Alexis B.

One thought on “Langueur et surmenage

  1. Tu es bien généreux de partager ces réflexions intimes.
    Je comprends et pourtant ne peux être rassurant quant à l’atteinte potentielle d’une forme de “maîtrise” de l’ “envie d’encore”.
    C’est un des prix à payer du voyageur au long cours et on ne l’oublie jamais.
    Toutefois, c’est aussi cette sensation qui parfait ton regard, même lorsque, parfois, la pleine conscience de l’instant présent te fait défaut.
    Qu’il est bon de ressentir cette fausse amertume qui aiguise les sens et l’appétit.
    Vous avez vibré, vous vibrerez encore, c’est inéluctable. Le plaisir véritable.

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