Regarder en soi et devant soi

Partir en trek 36 jours durant, voici une expérience unique qui ne manque pas de nous laisser des souvenirs inoubliables. Entre l’épuisement physique, mental, les émotions uniques face à l’immensité et la beauté des paysages d’un côté, et un challenge bien périlleux pour notre couple de l’autre.

 

 

Se lever aux aurores dans les mêmes vêtements que les cinq jours précédents nous aura fait réfléchir sur nos standards d’hygiène occidentaux. Parce que le froid et l’épuisement ont souvent eu raison de nous, le poêle central de la salle commune, allumé de plus en plus tôt au fur et à mesure que l’altitude augmente sera d’un bien meilleur réconfort. L’odeur des uns se mêle à la nôtre dans une chaleureuse ambiance qui annule l’exigence initiale de notre sens olfactif.
Et il faut bien faire sécher de temps en temps auprès du feu ces maudites chaussures de randonnée, dont l’odeur n’a rien à envier au panel de fromages montagnards qui manquent tant à notre palais franchouillard. Mais c’est tout de même bien moins réjouissant quand cette odeur ne vient pas d’un plateau dégustation d’un restaurant 3 étoiles.

 

 

Les 10 premiers jours de trek furent une approche difficile des hauts sommets tant convoités. Le temps maussade (on ne le saura que le dernier jour !) nous aura caché de jolies montagnes que nous aurions été ravis de voir s’esquisser au loin, comme un avant-goût séducteur pour faciliter notre longue ascension durant les jours de lassitude. Mais ces hauts sommets capricieux ne se déshabillent qu’au premières lueurs du jour, avant d’être vite drapé de fourrure blanche et moutonneuse, disparaissant totalement de notre vue et faisant oublier leur existence.

 

 

Il a fallu monter et descendre des jours durant. Nous avalerons au total 32 000 mètres de dénivelés (positif et négatif). Si l’on ne grimpe pas, c’est que l’on descend. Les bâtons de marche auront été salutaires pour soulager l’effort de nos jambes. Mes genoux s’en souviennent encore, et la descente d’escaliers est toujours douloureuse.

Les chemins n’ont pas toujours été simples. Nous avons d’abord grimpé de nombreux escaliers, dès le premier jour, après une nuit de pluie continue. Puis, nous avons traversé des pierriers faisant de chaque pas un jeu d’équilibriste. Nous avons foulé un sol jonché de boue à n’en plus finir, de grosses pierres, et surtout ponctué de bouses lâchées par les centaines de caravanes de mules. Notre nez à cette époque semblait ne pouvoir respirer que cette odeur infecte jusqu’au moment du coucher. Je garde néanmoins une profonde compassion pour ces pauvres bêtes, qui, à la différence des porteurs, n’ont jamais pu choisir leur destin. Les marques laissées sur leur dos témoignent du peu de plaisir à subir une telle vie de martyr.

 

 

La vie au lodge se répète avec exactitude, ou presque, chaque jour. Après le constat d’une chambre similaire aux précédentes nuits (simple cabine en planches de bois très fines pour se séparer des voisins, deux lits séparés, et une petite table de chevet au milieu pour les plus spacieuses), un prix jugé raisonnable, nous prenons une douche froide. Par la suite, l’altitude augmentant, nous regagnons directement la salle commune pour notre repas, et nous passons l’après-midi accompagné d’un “big pot of black tea” pour se réchauffer avant que le poêle ne se mette à chauffer en soirée.
Et lorsque vient l’heure du dîner, nous mangeons inlassablement la même chose, en priant pour que les portions soient suffisamment conséquentes (surtout pour l’ogre qui a prit possession du ventre d’Alexis). Le dhal bhat ne sera pas toujours la meilleure option : souvent le plat le moins raffiné, c’est aussi parmi les plus chers car le plus rassasiant (nous sommes toujours resservis au moins une fois de chaque portion de riz, soupe et curry de légumes). Nous opterons souvent en alternance pour le riz frit avec légumes, ou les nouilles frites avec légumes ou les patates sautées, toujours avec les mêmes légumes. Joyeux supplément de fromage de yak qui rehausse régulièrement le goût pour une somme modique. Et c’est parti pour une nouvelle journée !

 

 

Marcher ensemble, c’est aussi s’efforcer de suivre un rythme commun. Il est facile de comprendre, rien qu’en regardant la taille de nos jambes, combien la longueur de nos pas est différente ! L’habitude de marche en montagne, étant petit, d’Alexis creuse davantage l’écart. Et ce fut souvent l’origine de nos plus grosses disputes. Je freine souvent le rythme, rallongeant la durée du périple. L’altitude augmentant, le problème s’accentue avec le manque d’oxygène. Et bien souvent, je n’ai pas osé dire que je souhaitais écourter la journée, laissant à Alexis le soin de prendre une décision qu’il n’approuvait pas. Mauvais mélange, cocktail explosif en ébullition. Il nous sera difficile de trouver le remède. Mais force est de constater que si je garde ma bonne humeur dans les moments les plus éprouvant de nos journées, nous évitons toute dispute.

Voici donc un travail sur soi que j’ai appris à peaufiner de jour en jour… Résister à la souffrance et à la fatigue, garder en soi le potentiel venin provoqué par la lassitude, furent des éléments maîtrisés devant les plus hauts sommets. Les imposants monstres qui touchent le ciel auront beau provoquer chez moi l’admiration mais aussi parfois le découragement, eux contre moi j’ai déjà perdu d’avance. Il a donc fallu apprendre à lâcher du lest, se décentrer et relativiser. Et c’est vrai que voir la silhouette d’Alexis devenir de plus en plus petite au loin, au fur et à mesure que nos pas se décalent m’a parfois enragée (même si souvent, Alexis marchait derrière moi pour éviter ce phénomène décourageant). Apprendre à devenir cool et ne pas dramatiser devant un potentiel échec ou une perte de performance m’a apprit à garder le sourire et ainsi sauver l’humeur générale, du moins lorsque je fus la cause initiatrice de notre agacement. Et cela a été salvateur, car comment profiter pleinement du rêve de voir les plus hauts sommets du monde s’il est terni par une ambiance néfaste ? Assurément, je n’aurai pas su concilier les deux.

 

 

C’est donc après Gokyo, devant l’immensité et la sublime force de la nature que j’ai pu regarder en moi et devant moi, l’âme en paix. Être et se sentir si petite. Le paysage est vaste. Les immenses montagnes qui l’entourent, et que l’on voit de si près maintenant, ne font qu’agrandir d’avantage la dimension de ce cadre. Je ne peux décrocher le sourire de mes lèvres, un chatouillement dans le ventre. Et voilà que j’y suis. Ces montagnes forcent l’admiration. Elles intimident. Elles sont éclatantes de blancheur devant ce soleil plombant. Les glaciers donnent une impression de mouvement dramatique où l’on imagine toute cette neige se déverser comme un torrent dans un couloir qu’elle s’est elle-même formée !

 

 

J’ai poussé mes limites physiques. J’ai ressenti le mal des montagnes, non dans ses symptômes les plus classiques. Des fourmillements partout dans le corps qui empêchent de trouver le sommeil, et plus tard des problèmes d’élocution ont eu raison de notre parcours qui touchait à sa fin. Nous avons aussi atteint un cap sur nos contraintes amoureuses.
Ce trek fût une véritable expérience 360° où tous les sens ont été bouleversé. J’ai vécu mon grand rêve, voir les sommets népalais au plus près. J’ai ressenti des émotions fortes, parmi les plus belles, parmi les plus dures, en moi et autour de moi. Tout fût ébranlé durant 36 jours, et tout fût remis à sa place. Et comme c’est confortable d’être secoué et puis de rentrer “chez soi”, sans rien avoir chamboulé de l’essentiel. Que du bonheur, avec du vinaigre, essentiel pour savourer ce sacré miel !

 

Laura B.

10 thoughts on “Regarder en soi et devant soi

  1. L’honnêteté de tes propos sur les difficultés rencontrées nous fait clairement percevoir la rudesse du chemin (voire le calvaire) que la « Parisienne pur jus » a dû affronter pour sortir des sentiers battus !

    Les montagnes que tu évoques ont dû aussi, être admiratives vis-à-vis de toi, qui sans être naturellement conçue pour escalader de tels monstres, aura incontestablement montré une détermination à la hauteur de l’enjeu.

    Alors si le choix de l’Inde comme point de départ de votre voyage parait (après coup) peu judicieux vu le fossé culturel, on peut parier que l’étape himalayenne aura permis de révéler les potentialités physiques et morales de chacun … sans oublier la remise en cause des justes besoins vitaux !

    Les inévitables tensions au sein des membres de votre « cordée » n’ont pu que renforcer votre confiance réciproque.
    Le plus dur devrait désormais être derrière vous, avec en prime une meilleure sensibilité aux parfums d’authenticité qui se révèleront tout au long de vos prochaines escapades. Vous attribuerez une plus juste valeur aux innombrables sollicitations du monde d’en bas …
    Alors bon retour sur le plancher des vaches et encore bravo et merci à tous les deux pour la constance du niveau de qualité de vos reportages.

    1. Merci Papa !
      Il est vrai que cette expérience fût un vrai cap, à la fois dans l’accomplissement d’un rêve, avec la difficulté que cela implique, et un véritable test de force et d’endurance pour notre couple 😉 Nous en sortons ravis, fiers et des étoiles plein les yeux.

  2. Bravo les enfants ! Je suis fière de vous ! Vous avez affronté la rudesse de la nature pour en découvrir et apprécié sa beauté. Laura tu m’épates, notre petite Parisienne, affronter, le froid, la fatigue et même la crasse, l’odeur….
    Merci pour les textes et photos, c’est sublime…
    Je vous embrasse très fort

    1. Merci Dominique pour ce gentil message ! Il est vrai que j’ai été quelque peu chamboulé… mais cela m’a permis de constater que les limites sont finalement un peu plus loin que je ne l’aurai pensé avant de partir pour ce long voyage 🙂

  3. Ah quel plaisir de repartir avec vous ! C’est que depuis tout ce temps sans nouvelles on avait l’impression d’être restés en France !
    Malgré les moments difficiles – voire éprouvants – votre aventure se révèle de plus en plus enrichissante, peut-être bien au-delà de ce que vous imaginiez…
    En tout cas pour ceux qui vous lisent et qui admirent vos photos c’est un régal.
    Bonne poursuite de votre aventure et merci de continuer à nous embarquer avec vous.
    Amitiés.

    1. Merci Monique pour ton gentil commentaire. Je suis ravie de lire que vous êtes si fidèles à la lecture de nos aventures ! 🙂

  4. Merci LAURA pour ton “carnet de route” vraiment très intéressant.Petits veinards que vous êtes!Vos magnifiques photos me rappellent Saint Gervais mais en plus modeste…Nous allons y retourner fin juin pour pouvoir admirer les pâturages parés de fleurs muticolores de toute beauté avant la fenaison,c’est toujours un spectacle dont on ne se lasse pas malgré les années!Nous espérons que votre séjour se poursuit sans trop de difficultés… en tout cas”chapeau bas”pour votre initiative,c’est génial ,bon courage aussi mais je suis certaine que vous n’en manquez pas et gros bisous de nous deux

    1. Merci Monique pour ton gentil commentaire, ravie de lire que tu suis nos aventures !
      Saint Gervais, c’est magnifique aussi, peu importe la hauteur des sommets, profitez-en bien 🙂

  5. Honnête et juste. Voici un récit sans exagération. Nul doute que tu as reçu bien plus d’enseignements que tu n’imaginais au départ. Je suis ravi pour toi, je sais que ça fait tellement de bien !

    1. Oui, en effet avant de partir, on sait que certains moments seront pénibles mais difficile de savoir quel goût cela aura. J’aurai donc appris à me détendre sur plusieurs points 🙂

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